dimanche 27 janvier 2008

La Mercerie de Tsila










Dès mes premiers jours de vie à Tel Aviv, depuis le début installée dans ce quartier, j’ai remarqué la mercerie de Tsila. C’est le genre de magasin qu’on ne remarque pas ou qu’il est impossible d’ignorer. Une mercerie aux couleurs, au style des années 1950, avec les mannequins de l’époque, les couleurs passées des emballages cartons, les petites épingles qui retiennent les articles exposés en vitrine, les chemises de nuit, robes de chambres à fleurs de nos grands mères, les culottes larges aux très grande tailles, les bobines de fil, les agrafes,…
Très vite, ce n’est plus la boutique qui retient mon attention mais la femme très âgée qui l’occupe. Je la vois parfois traverser le grand carrefour, avec un pas hésitant et un regain d' attention à l'approche du passage pour piétons, pour continuer à marcher avec un pas très lent mais déterminé vers son repère dont elle s’apprête à faire l’ouverture.
Toujours avec deux cercles bien dessinés de fard rose vif sur chaque joue, un petit sac à main, suspendu à son poignet, un collier de simili perles, des petites bottines de cuir, coquette, elle avance toujours seule parmi les différents passants et gens du quartier, qui s’est considérablement rajeuni depuis un peu plus de 5 ans.
A chaque fois que je passe devant sa vitrine, je m'empresse de vérifier si elle est toujours fidèle à son poste, car elle laisse souvent la porte du magasin entrouverte. Assise derrière le comptoir, parfois, elle est en pleine conversation avec une cliente, je présume.
Cela fait trop longtemps que je souhaite la filmer ou la photographier pour ne pas oser cette fois ci. J'ai le sentiment depuis peu que les heures sont comptées, que nous pénétrons peu a peu dans une autre ère, celle de la disparition de ces vieilles boutiques, celle de la disparition de ces "vaillants". La semaine dernière, j'ai osé lui parler pour la première fois et c’est à cette occasion que j’ai appris son prénom Tsila.
Je suis entrée dans le magasin, j’ai prétexté l’achat d’un bout d’élastique et je lui ai parlé de mon projet.
Elle a fait semblant de ne pas comprendre, en me disant qu’elle n’est pas photogénique, mais elle a répondu à mes questions et elle m’a raconté par bribes les morceaux d’un puzzle, qu’il ne m’était pas difficile d’avoir imaginé avant:

« Ici, le climat est agréable, il fait chaud, les gens quand je suis arrivée, se promenaient tous dans la ville en chemise de coton sans manche, laissant le haut des bras découverts… »
« je tiens cette mercerie depuis que je suis arrivée à Tel-Aviv, dans les années 1950, je suis arrivée seule, après être sortie du camp d’Auschwitz, je n ai personne, je n ai plus personne,.. »
« Je viens de Pologne, j’y pense souvent à la Pologne, mais à quoi bon, . ..
« Je ne me suis jamais mariée. En Pologne, ils ont tué ma mère, ils ont tué mon frère, c’est dans la rue, qu’ils l’ont tué… »

Puis une femme d’une cinquantaine d’année s’introduit dans le magasin, en lui montrant une petite pression, lui demandant si elle aurait la partie manquante de la pression (le pôle positif).
Il s’agit bien là de commerce de détail. Tsila ouvre les tiroirs gris ou elle entrepose son petit stock, elle extrait un tiroir pour le poser sur le comptoir. Elles se mettent à quatre mains, cherchant la pression qui pourrait compléter le jeu. La cliente trouve son bonheur et décide seule, que cela doit valoir un demi shekel, une pièce jaune qu’elle lui remet. En euro, je crois que ça doit équivaloir à la poussière d’une pièce de 20 centimes d’Euros. Tsila semble n'avoir que faire de cette pièce, elle n'est pas là pour vendre.
Quand la cliente sort, tsila me dit, « tu vois, ce que je fais, je suis là pour ça, pour faire des choses complètement inutiles, vendre des boutons à l’unité… »

« ...En fait je suis venue aujourd’hui ouvrir le magasin, parce que je voulais rassurer mes clientes, j’ai fait une chute la semaine dernière, en marchant dans la rue, et depuis cela m’est devenu très difficile de venir ouvrir, ne serait-ce que le trajet à pied de la maison. »
« Je viens pour ne pas rester seule, à la maison »

Une autre femme entre et lui demande cette fois une fermeture éclair, puis elle dirige son regard vers moi, elle me demande si je suis de la famille de Tsila, j’hésite un peu et lui répond:
« presque… »
Depuis une semaine, je passe chaque jour devant le magasin, il est toujours fermé. Il n'y a personne derrière le comptoir.
Mais cet après midi: lueur d’espoir, le vendeur de journaux d’à coté, m’a dit l’avoir vue ce matin, passer en coup de vent.
Alors que je lui demandais s’il connaissait Tsila, il a cherché à savoir si je le questionnais à son sujet pour pouvoir acheter le local de Tsila.
Cela semble surprendre que l’on puisse s’intéresser à une mercerie pleine de poussière, à une vielle femme de 85 ans qui est aussi mercière, aux vieux du quartier, aux vieux de la ville, à l'histoire humaine de ce pays.

2 commentaires:

Miss Worldwide a dit…

Je les trouve tellement emouvants, les petits vieux dans ce pays.

Anonyme a dit…

oui c'est tres emouvant et en lisant ce billet j'ai l'impression de me trouver en abime. Cette vieille dame a evoqué pour moi certains paersonnages de livres d'Aharon Appelfeld.